Cet emblème en laiton que vous voyez sur l’image n’est pas seulement une pièce de métal. C’est le symbole d’une révolution. Observez-le bien. « De Dion-Bouton Puteaux ». Ces mots évoquent le bruit sec des premiers moteurs à explosion, l’odeur d’huile chaude sur les routes poussiéreuses de la Belle Époque et la naissance même de l’industrie automobile. Avant Ford, avant Renault ou Peugeot à grande échelle, il y avait un géant français : De Dion-Bouton.
Nous allons aujourd’hui plonger dans l’histoire incroyable de cette marque pionnière. L’entreprise est passée de jouets à vapeur à la position de plus grand constructeur automobile du monde en moins de vingt ans. Son aventure retrace la naissance de notre mobilité moderne. Nous verrons comment une rencontre improbable a changé le monde. Puis, nous analyserons comment leurs « voiturettes » ont transformé la vie quotidienne des Français. Enfin, nous regarderons ce que signifie, pour les collectionneurs les plus audacieux, posséder un de ces ancêtres aujourd’hui.
L’épopée des fondateurs : De la vapeur au pétrole
L’histoire de De Dion-Bouton commence, comme souvent, par une rencontre fortuite. Nous sommes à Paris, en 1881. Le comte Jules-Albert de Dion, un aristocrate passionné de mécanique, cherche à faire fabriquer un moteur à vapeur miniature qu’il a vu dans une vitrine. Ses recherches le mènent à un petit atelier modeste tenu par deux artisans talentueux, Georges Bouton et son beau-frère, Charles Trépardoux. Bouton est un ingénieur méticuleux, Trépardoux un spécialiste convaincu de la vapeur.
Les premiers pas à vapeur
Le comte de Dion n’est pas intéressé par les jouets. Il voit un avenir dans la locomotion mécanique. Il propose alors un marché aux deux hommes : il financera leur entreprise s’ils travaillent pour lui à la conception de véhicules à vapeur. L’atelier « Trépardoux et Cie, ingénieurs-constructeurs » est né en 1883. Le comte, pragmatique, teste lui-même leurs prototypes.
Leur première création marquante est un tricycle à vapeur en 1883. Il est suivi par le quadricycle « La Marquise » en 1884. Ce véhicule est aujourd’hui considéré par beaucoup comme le premier véhicule automobile commercialisé au monde, capable d’atteindre la vitesse folle de 60 km/h. En 1894, l’entreprise participe à la « première course automobile » de l’histoire, le Paris-Rouen. Une De Dion-Bouton à vapeur, pilotée par le comte lui-même, arrive première. Elle est cependant déclassée car les juges estiment son fonctionnement à vapeur trop complexe et nécessitant un « chauffeur » (un mécanicien-conducteur), ne correspondant pas aux critères d’une voiture « de voyage ».
Le virage du pétrole et le moteur qui changea tout
Cet événement persuade Jules de Dion d’une chose : l’avenir n’est pas à la vapeur, mais au moteur à essence, plus léger et plus simple. Charles Trépardoux, l’homme de la vapeur, refuse catégoriquement ce changement. Cette divergence stratégique profonde provoque son départ de l’entreprise en 1894. La société est alors rebaptisée « De Dion-Bouton ».
Georges Bouton, libéré des contraintes de la vapeur, se révèle être un génie du moteur à combustion. En 1895, il met au point un moteur monocylindre qui va changer la face du monde. Sa particularité ? Il tourne incroyablement vite pour l’époque. Alors que les moteurs Daimler contemporains peinent à dépasser les 700 tours/minute, le moteur De Dion-Bouton atteint 1 500 tours/minute, voire plus. Il est léger, fiable et relativement puissant.
Le succès est immédiat et colossal. L’entreprise l’installe d’abord sur un tricycle à moteur. [Image d’un Tricycle De Dion-Bouton] C’est une véritable déferlante. Le public s’arrache cet engin à mi-chemin entre le vélo et la voiture. Il est plus stable qu’une moto, plus simple qu’une automobile. De 1895 à 1902, De Dion-Bouton en vendra des dizaines de milliers.
Le plus grand constructeur du monde
L’usine de Puteaux, près de Paris (comme l’indique l’emblème), devient un complexe industriel tentaculaire. Autour de 1900, De Dion-Bouton est, sans conteste, le plus grand constructeur automobile de la planète. L’entreprise ne se contente pas de produire ses propres véhicules. Elle devient le motoriste de l’Europe. Plus de 150 autres constructeurs, dont Renault, Peugeot ou Delage, achètent et utilisent le fameux moteur monocylindre De Dion-Bouton pour leurs propres voiturettes. La marque a littéralement fourni le cœur de l’industrie naissante.
L’impact sur la vie quotidienne : La France se met en route
L’arrivée de ces machines n’a pas seulement créé une industrie. Elle a radicalement transformé la société française, la perception du temps et de l’espace.
La naissance de la « voiturette » et du « chauffeur »
Avant 1900, se déplacer était une affaire de cheval ou de train. La voiture était une curiosité chère, bruyante et sale. De Dion-Bouton va changer cela avec son modèle « Vis-à-Vis » (Type D), lancé en 1899. [Image d’une De Dion-Bouton Vis-à-Vis] Son nom vient de sa configuration étonnante : le conducteur est à l’arrière, et les passagers sont assis sur une banquette avant, lui faisant face. L’idée était de leur offrir une meilleure vue, non obstruée par le conducteur et les commandes.
C’était la première « voiturette » populaire. Le terme existait, mais De Dion-Bouton lui a donné son sens commercial. Elle était relativement simple à conduire (pour l’époque), grâce à une transmission innovante par « pont De Dion ». La fiabilité de son moteur monocylindre en faisait un véhicule que l’on pouvait utiliser au quotidien, pas seulement un jouet pour excentriques fortunés.
Le terme « chauffeur » que nous utilisons encore aujourd’hui vient de cette époque. Sur les premiers véhicules à vapeur, il fallait un mécanicien pour « chauffer » la chaudière et maintenir la pression. Le nom est resté, même avec l’arrivée du moteur à essence. Conduire une De Dion-Bouton de 1900 restait une aventure. Le conducteur portait des lunettes, une casquette et un cache-poussière pour se protéger des routes non goudronnées.
L’aventure sur les routes de la Belle Époque
Ces voiturettes ont créé une nouvelle forme de loisir : le tourisme automobile. Pour la première fois, une famille bourgeoise pouvait décider, un dimanche matin, de partir déjeuner à la campagne, à 30 kilomètres de Paris. Elle n’était plus dépendante des horaires de train. C’était le début de la liberté individuelle, de l’autonomie. Les routes, autrefois réservées aux charrettes et aux piétons, voyaient débouler ces engins pétaradants.
L’impact fut immense. On vit apparaître les premiers « guides » routiers, les premières cartes dédiées aux automobilistes. Les auberges de campagne se transformèrent pour accueillir ces nouveaux clients motorisés. De Dion-Bouton a rendu la France plus petite.
La marque a rapidement compris cette demande de « voiture pour tous ». Après le Vis-à-Vis, elle lança des modèles dits « Populaire » (comme le Type N ou le Type Q). Ces derniers adoptaient une configuration plus moderne avec le moteur à l’avant et une conduite face à la route. Le nom « Populaire » montrait l’ambition de la marque : démocratiser l’automobile. Bien sûr, « populaire » en 1903 signifiait « accessible à la bourgeoisie aisée », mais le mouvement était lancé.
Guide du collectionneur : Posséder un ancêtre De Dion-Bouton
Aujourd’hui, collectionner une De Dion-Bouton n’est pas un acte anodin. C’est posséder un « ancêtre » (véhicule d’avant 1905), une pièce maîtresse de l’histoire automobile. C’est un engagement total dans un monde de laiton, de bois et de mécanique à l’air libre.
Quels modèles chercher ?
- Le Tricycle (1895-1902) : C’est l’engin qui a tout lancé. Plus proche d’une moto à trois roues que d’une voiture, il offre des sensations pures. Il est très recherché pour sa simplicité mécanique et son importance historique. Il faut être un pilote averti pour le manier.
- Le Vis-à-Vis (Type D, E, G – 1899-1902) : C’est l’icône absolue. Sa silhouette décalée est immédiatement reconnaissable. Il est éligible à de nombreux événements prestigieux. Sa conduite avec sa « queue de vache » (barre de direction) est une expérience unique.
- La « Populaire » (Type N, Q, etc. – 1902-1905) : C’est une voiture plus conventionnelle. Elle dispose souvent d’un volant, d’un moteur avant et d’une conduite plus intuitive. Elle est idéale pour ceux qui veulent rouler plus « facilement » tout en gardant le charme d’un ancêtre.
Les défis et les joies de la « vétéran »
Posséder une De Dion-Bouton d’avant 1905, c’est entrer dans un club très spécial. Le Graal absolu pour tout propriétaire est de participer au London to Brighton Veteran Car Run. Cette commémoration annuelle n’accepte que les véhicules construits avant le 1er janvier 1905. Les De Dion-Bouton y sont reines, car elles étaient les plus nombreuses à l’époque et restent les plus fiables.
La restauration est un défi majeur. Les pièces d’origine sont quasi introuvables. Heureusement, une communauté mondiale de passionnés et d’artisans spécialisés refabrique de nombreux composants. Le budget est conséquent. Un tricycle en bon état se négocie entre 40 000 et 80 000 euros. Un rare Vis-à-Vis peut facilement dépasser les 100 000 euros aux enchères.
Mais la joie est ailleurs. Elle réside dans le rituel de démarrage : régler l’avance, ouvrir l’essence, actionner la manivelle. Elle est dans le son du monocylindre, le pop-pop-pop régulier. C’est la joie de maîtriser une machine de 120 ans et de voir l’émerveillement dans les yeux des passants.
Le déclin d’un géant
La fin de De Dion-Bouton est une leçon d’histoire. Après la Première Guerre mondiale, la marque a raté le virage de la production de masse, le « Fordisme ». Le comte de Dion, vieillissant, s’est obstiné à produire des voitures luxueuses et techniquement complexes (comme de superbes V8) alors que le marché demandait des voitures simples et économiques comme la Citroën Type A ou la Renault NN. L’entreprise a périclité lentement, cessant la production de voitures de tourisme en 1932, pour s’éteindre définitivement (après avoir produit des véhicules utilitaires et des vélos) dans les années 1950.
Conclusion
De Dion-Bouton est peut-être une marque oubliée du grand public, mais son héritage est partout. Elle n’a pas seulement construit des voitures ; elle a inventé le moteur populaire, initié le tourisme automobile et mis le monde sur roues. L’emblème en laiton de Puteaux que vous avez vu est le témoin d’une époque où tout était possible, où un aristocrate et deux artisans pouvaient, en quelques années, devenir les rois du monde.
FAQ : Tout savoir sur De Dion-Bouton
Q1 : Qu’est-ce que l’essieu « De Dion » et pourquoi est-il célèbre ?
L’essieu De Dion est une innovation technique majeure brevetée par l’entreprise. C’est un type de suspension arrière. Contrairement à un essieu rigide classique, le différentiel (la boîte qui gère la vitesse des roues dans les virages) est fixé au châssis de la voiture, et non sur l’essieu lui-même. Cela réduit le « poids non suspendu », améliorant considérablement la tenue de route et le confort. Cette invention était si brillante qu’elle est encore utilisée aujourd’hui sur certaines voitures de sport et de compétition.
Q2 : Le comte de Dion était-il seulement un financier ?
Absolument pas. Jules-Albert de Dion était un visionnaire, un excellent pilote et un homme au caractère bien trempé. Il a personnellement piloté ses créations en course (comme au Paris-Rouen 1894). C’était aussi un homme politique et un défenseur ardent de l’automobile. Il a co-fondé l’Automobile Club de France (ACF) et le premier Salon de l’Automobile en 1898. C’était le « lobbyiste » en chef de la voiture.
Encore à savoir sur la De Dion-Bouton
Q3 : Était-il vraiment difficile de conduire une De Dion-Bouton de 1900 ?
Oui, selon nos normes actuelles, c’était très compliqué. Le démarrage se faisait à la manivelle. Il n’y avait pas de pédale d’accélérateur, la vitesse du moteur se réglait par une manette au volant ou sur la colonne de direction. Les freins (souvent un seul, agissant sur la transmission ou des tambours arrière) étaient peu efficaces. La boîte de vitesses n’était pas synchronisée, demandant une technique précise (parfois sans embrayage). La direction était souvent une barre (« queue de vache ») très directe. Cela demandait une attention constante et une bonne force physique.
Q4 : Où peut-on voir des De Dion-Bouton aujourd’hui ?
De nombreux musées automobiles en possèdent. En France, le Musée National de l’Automobile (Collection Schlumpf) à Mulhouse expose de magnifiques exemplaires. Cependant, le meilleur endroit pour les voir en action est lors d’événements comme le London to Brighton Run (chaque novembre) ou des rassemblements de « vétérans » en Europe.
